Pour l’ASBL « Jewish Call for Peace » (JCP) et ses partenaires (ALTRIMENTI, STUDENTS FOR PALESTINE, CPJPO, ITALIAN ANTIFASCISTS…), toute l’organisation de la conférence “Exploiting memory, the Holocaust and the distortion of anti-Semitism” annoncée à neimenster pour le 1.02.2025 se déroulait bien. L’événement promettait d’être un moment intense de réflexion. Trois intellectuelles israéliennes juives, Amira Hass (journaliste à Haaretz), Nurit Peled Elhanan (professeure à l’université de Jérusalem et co-récipiendaire du prix Sakharov du Parlement européen en 2001) et enfin Hilla Dayan (chercheuse à l’université d’Amsterdam sur l’histoire de la communauté juive Mizrahi) étaient prévues dans le panel, Martine Kleinberg de JCP devait modérer. Les invitations avaient été lancées. Mais le 23 janvier, quelques jours avant la conférence : coup de théâtre ! L’Abbaye de Neimënster décide de censurer l’événement.

Quel était l’argument ? La conférence allait bafouer les valeurs du lieu culturel. Les échanges d’emails transmis par JCP permettent de retracer l’historique du scandale. Tout d’abord, tout semble bien se passer, un accord préalable est donné, la liste des intervenantes est transmise. Puis dans l’après-midi du 23 janvier un nouvel email de l’équipe de Neimënster explique que la conférence est refusée car elle ne correspond pas « aux valeurs » de l’institution. Après demande de clarification un nouvel email informe que le titre pourrait « porter à des interprétations négatives contre des associations et institutions partenaires de Neimënster. » et qu’en tant qu’établissement public le lieu doit rester neutre et refuser ce genre de débat. Alors que les organisateurs tentent un compromis en proposant un autre titre, un dernier email enfonce le clou en affirmant que la conférence favorise les amalgames. En langage traduit cela veut dire que la conférence était soupçonnée d’être l’occasion de promouvoir des paroles antisémites.
La communication s’arrête là. Dans la même journée, les comptes Facebook et Instagram de JCP indiquent le changement du lieu de la conférence.
Que s’est-il joué lors de cette journée du 23 janvier ? La même dérive que lors de l’annulation de la conférence de l’intellectuelle américaine juive Judith Butler par la Mairie de Paris en décembre 2023. La même dérive que les attaques de la Mairie de Berlin contre le réalisateur israélien Yuval Abraham (Prix du meilleur documentaire pour « No Other Land » au festival du film international de Berlin 2023) contre les projections de son œuvre dans la capitale allemande. A chaque fois l’argument utilisé est le même : les débats critiquant l’État israélien et l’instrumentalisation de l’antisémitisme pour la défense de sa politique feraient la promotion de l’antisémitisme, l’Europe se souvient de son histoire et protège la communauté juive, et donc interdit les événements. Qu’importe qu’il s’agisse de voix israéliennes juives qui alertent sur la fascisation de leur propre pays. Qu’importe qu’il s’agisse de voix européennes juives qui alertent sur la métamorphose de l’antisémitisme et la multiplication des actes antisémites venant de l’extrême droite (voir l’intégralité des tags antisémites qui ont défrayé la chronique récemment en France). Les conséquences de ces décisions sont désastreuses, en premier lieu pour la population palestinienne, libanaise ou syrienne qui vivent depuis des décennies sous la menace constante des bombes de Tsahal, mais aussi pour toute la communauté musulmane européenne qui est la cible prioritaire du néo-fascisme, et enfin…et ce sur quoi cherche à alerter Jewish Call for Peace, pour la communauté juive européenne elle-même.
En effet en censurant toute expression critique juive sur l’État israélien, des institutions publiques refusent à des membres de la communauté juive de tenir un débat démocratique sur son avenir, et même pire d’analyser les menaces très réelles qui pèsent sur elle pour pouvoir se défendre. Dans un deuxième temps, par ces décisions, ces institutions publiques prennent parti pour l’idée que les intérêts de la communauté juive israélienne et les intérêts de la communauté juive européenne sont une seule et même chose.
Or, rappelons-le, une grande partie de la communauté juive européenne a fait le choix du diasporisme après le génocide perpétré par la suprématie blanche européenne sur la communauté juive, tzigane et LGBTQ. C'est-à-dire que des milliers de familles qui avaient survécu à la tentative de les exterminer on fait le choix de rester en Europe car elles se considéraient européennes. Ce choix, intrinsèquement politique, signifiait que la communauté juive diasporiste refusait l’idée d’être traitée comme une éternelle communauté étrangère sur des terres qu’elle habitait depuis des siècles. Bien sûr des millions d’autres, traumatisé.e.s par les rafles, les trains, les camps, les pogroms (qui ont parfois repris dès le retour des rescapé.e.s chez elleux) ont fait le choix du sionisme c'est-à-dire hélas d’aller coloniser la Palestine par la force et de transférer leur traumatisme sur un autre peuple.
En prenant la décision de censurer les voix juives qui critiquent l’idée de lier les intérêts de la communauté juive européenne et les intérêts de la communauté juive israélienne, les institutions publiques comme l’Abbaye de Neimënster font plus que nier la décision des personnes qui avaient décidé de donner une seconde chance à l’Europe : elles réactivent l’idée que finalement la communauté juive européenne ne sera jamais complètement européenne, mais aura toujours une seconde allégeance à l’égard de l’État d’Israël. Il ne s’agit rien de moins que réactiver l’idée que la communauté juive sera toujours un corps étranger dans l’organisme européen.
Les implications de ce postulat de base sont très concrètes. Si une personne juive est toujours supposée être aussi israélienne, alors elle peut être déchue de ses droits civiques dans un pays européen sans être laissée apatride. Ce qui théoriquement permet la déportation sans enfreindre le droit international. Les différentes lois immigration, et propositions de déchéance de nationalité, qui visent pour l’instant la communauté musulmane en particulier (laquelle fait face à cette même accusation d’être ad vitam aeternam un corps étranger en Europe), seront donc aussi activables, de nouveau, contre la communauté juive. L’État allemand est, ironiquement, de nouveau le plus avancé dans cette démarche visant à ancrer dans la loi l’idée que la communauté juive a une double allégeance. Suite à la résolution, déposée par la CDU, pour lier l’obtention de la citoyenneté allemande à la reconnaissance de l’État d’Israël, la double allégeance est maintenant de nouveau un racisme d’État contre la communauté juive. Rappelons que c’est la même CDU qui le 29 janvier 2025 faisait passer une résolution contre l’immigration avec le soutien décisif de l’extrême droite allemande AFD.
Car c’est ici la dernière conséquence désastreuse des décisions similaires à celles prises par l’Abbaye de Neimënster. Elles renforcent l’extrême droite et effacent sa responsabilité historique dans le génocide qui marqua l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. En votant pour lier dans la loi les intérêts de la communauté juive allemande et les intérêts de l’État israélien, le parlement allemand a fait un cadeau à son parti néo-nazi . L’AFD a triomphé dans l’hémicycle affirmant que l’Allemagne reconnaissait la validité de leurs discours : que la réelle menace de l’antisémitisme n’était pas le nazisme mais bien l’immigration musulmane. Comme le disait Alice Weidel, Spitzenkandidatin de l’AFD, lors de son livestream avec Elon Musk, il faut arrêter avec la culpabilisation sur les crimes du nazisme. Il ne s’agit rien de moins que de réécrire l’Histoire qui a mené jusqu’aux chambres à gaz et aux fours crématoires. Cette réécriture est aussi dans l’intérêt de l’état d’apartheid en Israël, car elle propage l’idée que le peuple palestinien est à l’origine de l’Holocauste ce qui justifie le génocide en cours, des propos tenus par Netanyahu à des nombreuses reprises.
A l’heure où la Pologne cherche à effacer sa responsabilité dans la « Solution finale », à l’heure où l’extrême droite française par la voix de Zemmour, de Le Pen mais aussi par celles de figures « centristes » comme Macron, réhabilitent les figures de Pétain, Céline ou Maurras et minimisent leurs responsabilités dans les rafles et les trains de la mort, l’examen de sa propre histoire par des intellectuelles de la communauté juive est un réflexe d’autodéfense pour une communauté qui a la mémoire de siècles de persécution. Albrecht Weinberg, rescapé allemand des camps d’exterminations, ne s’y est pas trompé en décidant de rendre jeudi 29 janvier 2025 sa décoration de l’ordre du mérite suite au vote par la CDU, l’AFD et le FDP (la même coalition idéologique qui porta Hitler à la chancellerie) de l’infamante résolution sur l’immigration. Pour le presque centenaire, qui parcourt les écoles du pays pour raconter son histoire, il est évident que si aujourd’hui la communauté musulmane est la première visée, c’est par les mêmes mécanismes qui l’ont mené lui jusqu’à Auschwitz. Et comme le dit le poème de Martin Niemöller, pasteur luthérien allemand. « D’abord ils sont venus pour les communistes, et je n'ai rien dit, parce que je n'étais pas communiste… ».
Il n’y a pas de neutralité quand un génocide est en cours. Il n’y a pas de neutralité quand les néo-fascistes reviennent au pouvoir. Si quelqu’un reste neutre quand la famille voisine se fait rafler par la police, cette personne n’est pas neutre, elle est complice. Il en va de même pour une institution. Ainsi en refusant à des voix juives le droit de défendre la mémoire de leur propre histoire, en censurant la critique de l’instrumentalisation de cette histoire pour défendre un génocide sous prétexte de défendre « des valeurs », l’Abbaye de Neimënster (sans le vouloir ?) se rend complice du révisionnisme historique qui vise la communauté juive, s’oppose à la critique juive du génocide à Gaza, et réactive l’idée que la communauté juive européenne ne sera jamais vraiment chez elle en Europe. Pour le dire plus simplement :
L’Abbaye de Neimënster a sauté à pieds joints dans l’antisémitisme.
La conference aura quand même lieu !
Exploiting memory , the Holocaust and the distortion of anti-Semitism
1er février 2025 16h30
Culture Bar 61 rue de Clausen, Luxembourg
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